La Royale à l’heure de la Renaissance Navale Asiatique – Hugo Decis
Dans le cadre d’un partenariat bilatéral, Les Yeux du Monde publient à intervalles réguliers des articles rédigés par Mercoeur, une association fondée en 2017 autour de la volonté de proposer des analyses et articles traitant d’enjeux sécuritaires internationaux.
Alors qu’Emmanuel Macron s’est rendu en Chine pour une première visite officielle auprès de cet important partenaire de la France et de l’Europe[1], la question de la présence française en Asie et dans les océans qui l’entourent se retrouve une nouvelle fois posée. Or et si cette dernière peut être évaluée à l’aune des échanges économiques, de la qualité des échanges diplomatiques ou encore à travers la question des différentes coopérations – notamment universitaire – la composante militaire de cette présence ne saurait être négligée : la France, comme les Etats-Unis[2], ambitionne en effet d’y effectuer un pivot présenté comme nécessaire[3] et reposant avant tout sur l’outil premier de la projection des forces, la Marine Nationale. Les enjeux y sont en effet nombreux, à l’heure où les échanges maritimes s’intensifient et où les marines militaires locales continuent de consentir des efforts conséquents pour monter en puissance, année après année.
La France en Orient : une Présence Historique
Si la présence française en « Orient » n’est pas neuve – les premiers comptoirs commerciaux sont établis en Inde dès 1673 – celle-ci a connu plusieurs périodes d’essor et de reflux dictés par l’évolution des équilibres géostratégiques à travers l’histoire. Ainsi, la présence française en Asie débute dès le XVIIe siècle et s’intensifie jusqu’à la Guerre de Sept Ans à l’issue de laquelle la France perd la plupart de ses possessions locales. L’Expédition du Tonkin de 1878 marque un nouvel essor pour la présence française en Orient, alors que la Troisième République cherche à reconquérir ailleurs l’honneur militaire français présumé perdu par le Second Empire en 1870 : la création de l’Indochine française en 1887, qui regroupe alors les possessions françaises en Asie du Sud-Est, permet une installation durable de la France dans cette partie du monde. La France, désormais présente à Madagascar, en Extrême Orient et en Nouvelle Calédonie, s’affirme dès lors comme une puissance concernée par les évolutions observables dans les Océans Indien et Pacifique et, au-delà, en Extrême Orient.
Alors que les deux conflits mondiaux entraînent des bouleversements stratégiques majeurs pour les puissances coloniales que sont la France et le Royaume-Uni, mais aussi l’irruption sur le théâtre asiatique de nouvelles puissances affirmées – le Japon, jusqu’à la défaite de 1945, mais aussi les Etats-Unis, présent à Hawaï et aux Philippines depuis 1898, puis « suzerain » de facto des mers asiatiques à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale – ou émergentes – à l’image de la République Populaire de Chine – la France voit sa présence en Orient durablement affaiblie par l’accès à l’indépendance de l’Indochine qui la prive de son plus important territoire asiatique. L’émergence de nouvelles priorités, comme la protection des intérêts français en Afrique et au Moyen-Orient ou la gestion du conflit algérien, poussent par ailleurs la France à tourner le dos à ses intérêts asiatiques : les maigres ressources stratégiques dont disposent alors la Quatrième, puis la Cinquième République, conduisent en effet la France à se concentrer sur son voisinage immédiat, alors même que l’occupation américaine du Japon et la présence de ses troupes en péninsule de Corée achève de confirmer la prépondérance états-unienne dans la région[4].
Cet échec relatif de la France en Asie du Sud-Est ou dans ce que nous appelons communément l’Extrême-Orient ne doit pas faire oublier le maintien des intérêts français dans l’Océan Indien et en Océanie, autorisé entre autres par l’existence d’une base interarmées française à Djibouti – qui permet tout à la fois d’influer sur les équilibres stratégiques valables dans la Mer Rouge et dans le Détroit d’Ormuz, mais aussi de projeter des forces navales vers l’Asie et l’Océanie – et la décision de la Nouvelle Calédonie et de Wallis-et-Futuna de demeurer des territoires français. Comment le note le Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine, « l’architecture de l’océan Indien a largement évolué »[5] ; la présence française en Asie, en Océanie et dans l’Océan Indien continue pourtant de répondre à un impératif stratégique intemporel : la protection et la gestion des « routes commerciales qui transitent par [ces] océans. »[6] Reste à savoir si la Marine Nationale française, dont le tonnage s’est maintenu depuis les années 1980[7] – passant de 296,000t à 281,000t entre 1988 et 2916 – peut prétendre exercer à l’autre bout du monde un rôle de premier plan, à l’heure où la Chine, le Japon, les Etats-Unis et l’Inde procèdent à une revalorisation de leurs outils navals.
1945 ou l’Irruption Américaine
Les océans Indien et Pacifique mais aussi les mers asiatiques, ont toujours été sujets à une activité navale importante que nous pouvons faire remonter bien avant l’irruption sur ces théâtres des entreprises coloniales européennes – à l’image des Compagnie des Indes Orientales française ou encore britanniques. La nature des combats menés dans la région lors de la seconde Guerre Mondiale vient par ailleurs rappeler comment cette région, dominée par des côtes accueillantes et des chapelets d’ilots plus ou moins conséquent, se prêtent particulièrement bien aux affrontements maritimes : en effet, à l’exception des fronts birmans ou chinois, la majorité des combats menés entre l’Empire du Japon et ses adversaires seront, au choix, navals, aéronavals et amphibies[8]. Ainsi, au sortir de ce conflit, l’évidence stratégique qui s’impose – et qui découle intellectuellement des schémas de pensée classique d’un Royaume-Uni traditionnellement acquis aux thèses thalassocratiques[9] – est que la maîtrise des mers constitue un impératif primordial pour toute puissance, y compris celle renonçant – en apparence– aux caractéristiques fondamentales des logiques impériales ou hégémoniques, désireuse d’influer durablement sur l’ordre géostratégique international.
Les Etats-Unis, garant de cet ordre au sortir du second conflit mondial, s’impose par ailleurs dès 1945 comme la principale puissance navale non-seulement régionale – à l’échelle des océans Indien et Pacifique – mais aussi internationale. Le Japon, dont la puissance militaire a été totalement anéantie et dont la puissance politique est fondamentalement assujettie par l’occupant puis suzerain états-unien, n’offre pas plus de résistance à la montée en puissance de l’acteur américain que le Royaume-Uni, sévèrement battu à Hong Kong (1941) puis à Singapour (1942) et incapable de retrouver, après la fin du conflit, le rang qu’il occupait précédemment dans la hiérarchie des puissances navales présentes en Extrême-Orient. Cette suprématie américaine dans la région se fonde alors – et se fonde encore – sur plusieurs atouts précieux : d’abord, la possession de moyens navals extrêmement importants et notamment de groupes aéronavals complets et modernes ; ensuite, la présence de bases américaines au Japon, en Corée du Sud et aux Philippines, en sus d’installations militaires actives à Hawaï ; enfin, la proximité stratégique existant entre les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud qui partagent la même hostilité à l’égard de la Corée du Nord et la même défiance à l’encontre de la République de Chine, en expansion continue depuis déjà plusieurs décennies.
De Nouveaux Acteurs pour un Ordre Géopolitique en Evolution
Pourtant à celle seule suprématie américaine s’est depuis greffée la croissance des flottes non-seulement des alliés des Etats-Unis, mais aussi de ses rivaux, révélant d’intéressantes mutations au sein des logiques de blocs. On peut ainsi noter la montée en puissance des marines japonaise, sud-coréenne, chinoise et indienne, pour des motifs variables :
- Les Forces Maritimes d’Autodéfense Japonaises (Kaijō Jieitai) sont en développement constant depuis plusieurs décennies. S’en remettre en cause la légitimité de son allié et protecteur américain, le Japon cherche par ce biais non-seulement à développer ses propres capacités en termes de navigation, de furtivité et de missilerie, mais aussi à crédibiliser ses propres positions en matière de relations internationales alors que celle-ci divergent parfois subtilement des intentions affichées par les Etats-Unis. Par ailleurs, le Japon est directement concerné par les contentieux territoriaux observables en Mer de Chine[10]: disposer non-seulement de frégates modernes mais aussi de sous-marins d’attaque et de porte-aéronefs est ainsi un atout dont le Japon ne peut se passer dans l’éventualité d’un conflit ou, espérons-le, pour mettre en place une véritable dissuasion conventionnelle[11] reposant sur ses capacités militaires bien réelles.
- Alors que le site officiel de la marine sud-coréenne (Daehanminguk Haegun) proclame : vers la mer, vers le monde !» les ambitions de la Corée du Sud dans le domaine naval ne sont plus à démontrer. Alors que le pays doit tenir compte de la proximité de l’adversaire nord-coréen pour la composante sol de ses forces militaires, la montée en puissance de la Chine et la croissance de ses revendications territoriales ont conduit la Corée du Sud à investir massivement dans ses forces navales avec l’ambition de se doter d’une marine hauturière moderne aux capacités décuplées. Ses objectifs sont nombreux puisque « l’accroissement des forces navales de la Corée du Sud donne du poids à sa diplomatie, qui s’articule autour de quatre grands axes. La Corée du Sud cherche à participer aux opérations de maintien de la paix ; à s’émanciper de la Chine ; à concurrencer le Japon ; et à se démarquer des États-Unis tout en préservant leur alliance, »[12].
- La marine chinoise (Zhōngguó Rénmín Jiěfàngjūn Hǎijūn) est de loin la marine à la croissance la plus dynamique de la région: alors que la doctrine navale de la Chine reposait encore récemment sur un recours massif à des navires légers inscrit dans une doctrine visant à refuser l’accès des côtes nationales aux marines étrangères – tirant en cela des leçons importantes de l’emploi par les Etats-Unis de navires légers au Vietnam – la Chine se découvre désormais des ambitions hauturières quasi-inédites tant l’Empire du Milieu s’est avant tout considéré comme une puissance continentale sans jamais se tourner résolument vers les mers et océans. Désormais usine du monde en plein essor, la Chine ne peut renoncer à se doter des moyens (a) de crédibiliser ses revendications territoriales en Chine (b) de bouleverser les équilibres géostratégiques locaux et internationaux en sa faveur et (c) de prendre une part active à la protection de Sea Lines of Communication (SLOC) à l’importance stratégique à l’heure de la mondialisation et du libre-échange. La Chine est désormais capable de produire des navires modernes[13] à un rythme très intense[14] et acquière des capacités nouvelles – et notamment amphibies[15] – en prenant part à des opérations internationales contre la piraterie.
- La Marine indienne (Bharatiya Nau Sena) connait elle aussi une croissance importante : en termes de tonnage, elle est aujourd’hui la sixième marine la plus importante du monde, devant la Marine Nationale, et vise à multiplier ses capacités, notamment dans les domaines sous-marin et aéronaval. S’il est possible d’observer une montée en puissance de cet acteur, deux dynamiques restent à reconnaître : d’abord, comme la plupart des composantes des forces armées indiennes, la Marine indienne propose des outils modernes dont la disponibilité est très lourdement impactée par une logistique et un entretien défaillant. Ensuite, l’Inde reste principalement préoccupé par ses voisins pakistanais et chinois qui contribuent efficacement à un certain tropisme terrestre. Par ailleurs, le choix de l’Inde de continuer à s’afficher comme un pays neutre refusant tout basculement dans une logique de bloc conduit ce pays à se doter d’équipements importés depuis des pays différents et notamment depuis la Russie, la France[16] et les Etats-Unis. Cela correspond à un réel désir de puissance indien, mais représente un coût très lourd en termes de logistique et d’entretien des matériels.
Au-delà des Géants : Défier le Retour des Logiques de Blocs
Face à ces bouleversements géostratégiques au sein desquelles s’affirment d’abord les ambitions relatives de puissances nouvelles ou alternatives, la France, dont la diplomatie repose depuis des décennies sur la promotion du multilatéralisme et le refus d’adhérer à un bloc ou à un autre, peut jouer un rôle important. Cependant, elle doit pour se faire se doter de moyens neufs et conséquents sans lesquelles ses réflexions ne dépasseront jamais le stade de lettre d’intention, au risque de décevoir nos alliés et partenaires, et sur long-terme, de renforcer les positions de puissances rivales. Ainsi, que la France dispose de territoires dans l’Océan Indien et dans le Pacifique ne constitue pas, stricto sensu, une raison suffisante pour vanter la valeur de la position française dans ces régions : la République peut et doit consentir des investissements nouveaux dans le domaine naval pour offrir de nouveaux débouchés à son industrie de défense, déjà auréolée de plusieurs succès en Inde, à Taïwan et plus récemment en Australie[17] et crédibiliser plus avant ses intentions en assurant une présence toujours plus importante et régulière de ses navires dans les océans Indien et Pacifique, présente qui est aujourd’hui croissante et régulière mais pas permanente[18].
Comme le souligne Hadrienne Terres, « La France veut, elle aussi, engager un « pivot » stratégique vers l’Asie. Visites et accords se multiplient, après une vision qui privilégiait le bilatéralisme franco-chinois. Mais la présence française dans la région demeure limitée. Au niveau commercial, les parts de marché françaises sont réduites. Et ses choix militaires ne permettent guère à Paris une présence significative. Le pivot ne se précisera qu’avec une conception lisible, et l’affectation de moyens nouveaux. »[19] Cette conception lisible, la France entend la tirer d’une participation accrue aux principales institutions et rendez-vous locaux, comme le Dialogue Shangri-La, mais aussi en faisant valoir ses atouts régionaux, et notamment les matériels et personnels dont elle dispose[20]. La présence française qui est donc appelée à se renforcer dans les années à venir, doit néanmoins s’appuyer sur un discours consensuel susceptible de ne pas aliéner les puissances locales. En l’occurrence, la France insiste sur plusieurs aspects présentés comme primordiaux : défense de la liberté de navigation, maintien de la stabilité et de la sécurité de la zone, coopération de développement, protection des ressortissants, de la souveraineté et des ressources sous-marines, halieutiques, minérales […] et pétrolières de sa ZEE. »[21] Autant de missions taillées sur-mesure pour la Marine Nationale dont les récents Mistral et FREMM constituent les meilleurs outils de projection et de présence crédible à l’international et dans la zone Indopacifique.
Article proposé par Hugo Decis, étudiant en Relations Internationales (IRIS Sup’)
[1] B. Courmont, Visite d’Emmanuel Macron en Chine : la France, tête de pont diplomatique entre Pékin et l’Occident ?, Institut des Relations Internationales et Stratégiques – 09.01.2017
[2] P. le Corre, Quel bilan pour le « pivot » asiatique de Barack Obama ?, Institut des Relations Internationales et Stratégiques – 02 Novembre 2016
[3] H. Terres, La France et l’Asie : l’ébauche d’un « pivot » à la française ?, Institut Français des Relations Internationales – Avril 2015
[4] T. Culora, A. S. Erickson, Arms and Influence at Sea, Foreign Affairs – July/August 2009
[5] A. Lecuyer, J. Vaillant, Panorama historique de la présence française dans l’océan Indien, Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine, Cargo Marine 2014 n°1 – Février 2014
[6] IBID
[7] H. Decis, The Blue Frontier, Mercoeur – 27.12.2017
[8] B. Brodie, New Tactics in Naval Warfare, Foreign Affairs – January 1946
[9] P. Kerr, Navies and Peace, Foreign Affairs – October 1929
[10] E. Pflimlin, La marine japonaise face aux menaces navales en Asie orientale – 01.05.2013
[11] N. Gain, « Intimidation stratégique » ou « dissuasion conventionnelle » ?, Forces Opérations Blog – 04.06.2012
[12] A. Girard, Enjeux et Défis de la Stratégie Navale Sud-Coréenne, Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine, Cargo Marine 2014 n°5 – 2014
[13] H. Kehnmann, Type 055 : les « secrets » de fabrication pour le plus grand destroyer chinois, East Pendulum – 08.01.2018
[14] H. Kehnmann, La production « en masse » des sous-marins nucléaires chinois ?, East Pendulum – 14.12.2017
[15] H. Kehnmann, Exercice amphibie de la marine chinoise en mer de Chine méridionale, East Pendulum – 14.12.2017
[16] V. Groizeleau, Inde : Premier Scorpene en service, lancement d’un second sous-marin nucléaire, Mer et Marine – 15.12.2017
[17] J. Maulny, Le marché des sous-marins en Australie : une victoire technologique et diplomatique pour DCNS et pour la France, Institut des Relations Internationales et Stratégiques – 26.05.2016
[18] Stabilité en Asie-Pacifique : le Shangri-La Dialogue, Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie – 13.06.2017
[19] Terres, Hadrienne. « Le « pivot » français vers l’Asie : une ébauche déjà dépassée ? », Politique étrangère, vol. printemps, no. 1, 2016, pp. 177-188.
[20] G. Wyeth, France in the Pacific: Growing Strategic Ties With Australia, The Diplomat – 16.10.2016
[21] L’Action de la France en Océan Indien : Présence Française, Cols Bleus – 26.01.2016